CHAPITRE V
Maintenant, presque toutes les constructions en éléments préfabriqués étaient terminées. Savants et techniciens, hommes et femmes, achevaient leur installation tandis que les architectes mettaient un point final au plan de la cité.
Les puissantes machines excavatrices en avaient déjà creusé les principales fondations. Sur le terrain préparé, maçons et charpentiers répartissaient les matériaux dont ils disposaient en attendant la livraison des blocs de pierre, du ciment, des poutres et de la chaux que d'autres corporations commençaient à produire. En effet, les recherches géologiques et minéralogiques avaient permis de creuser une carrière de marbre et de pierre. De la carrière à ciel ouvert, les robustes camions charriaient les matériaux jusqu'aux chantiers de construction.
Une immense caverne naturelle s'ouvrant dans la falaise nord, à proximité du camp de base, avait été aménagée en centre métallurgique. L'édification d'un bâtiment spécial fut donc inutile. La nature, une fois de plus, pourvoyait aux besoins des émigrés de l'espace. Là, sous cette formidable voûte de quatre-vingt-dix mètres de haut sur cent quinze mètres de large et profonde de trois cent quinze, fut installée une usine de traitement du minerai de fer. Celle-ci passait sa production à une forge crachant flammes et étincelles, laquelle transmettait le résultat des opérations à un impressionnant laminoir.
Des services auxiliaires produisaient les poutres, les tôles, les câbles et autres éléments métalliques destinés à l'édification de la capitale nergalienne sur Géona.
L'extraction de la houille, récemment découverte par l'équipe de Maïko et Whilna, s'effectuait en un temps record. Le minerai, véhiculé par des chariots télécommandés, alimentait les hauts-fourneaux qui jetaient dans la nuit des lueurs infernales. Dans la barre rocheuse qui terminait la plaine et constituait l'un des trois gradins monumentaux de l'Atlan-île, la caverne bourdonnante d'activités multiples ressemblait à la gueule d'un monstre vomissant des éclairs. Nuit et jour, des équipes tournantes se relayaient auprès des machines titanesques. L'infrastructure des immeubles et bâtiments s'élevait à une cadence rapide. La métropole nergalienne devait être inaugurée au début de l'hiver géonien. Il restait donc encore près de huit mois avant cette date ; toutefois l'hiver, sous cette latitude, n'était sûrement pas très froid. Durant la période pluvieuse, la température subtropicale ne descendait que de quelques degrés.
Le Conseil des Sept Anciens venait de se réunir dans son « palais » préfabriqué. En présence de Whilna, de Maïko et de tous les chefs de section, Marnak fit le point :
— Nous pouvons nous réjouir des résultats obtenus avec des moyens de fortune, rudimentaires en comparaison de ceux dont nous disposions sur Nergal. Les astronefs interplanétaires étant inutiles par la force des choses, leurs réserves de carburant sont employées à des fins industrielles. Leurs piles et les autres générateurs atomiques servent à produire l'énergie nécessaire au fonctionnement des diverses machines. Lorsque les soutes à uranium seront vides, l'usine atomique-pilote actuellement en construction sera achevée et entrera en service. Nos géophysiciens ont découvert un gisement d'uranium particulièrement riche et les techniciens préparent activement son exploitation. Dès que ce super-synchrotron sera terminé, il pourra transmuter les minerais radioactifs en Orikank, cet élément rouge inaltérable que nous incorporerons à l'acier pour recouvrir les murs de tous nos édifices. Seuls les aéronefs de reconnaissance qu'ont transportés nos fusées géantes continueront à être utilisés. Leur faible consommation les rend très pratiques en ces temps de disette. Convenablement rationnées, les réserves de vivres dureront encore trois mois. D'ici là, les hydropones livreront leurs cultures. D'autre part, les premières récoltes naturelles de la section agronomique seront disponibles un mois plus tard. Le département de la zootechnie espère réaliser des hybridations profitables et parfaitement comestibles entre les diverses espèces d'animaux nergalo-géoniens. Des races nouvelles vont naître, que nous élèverons. Nous ne mourrons pas de faim, non plus que les générations futures.
Marnak fit une pause, avant de s'adresser spécialement à Whilna et à Maïko :
— Une dernière nouvelle qui vous concerne, mes amis. A l'unanimité, le Conseil des Sept Anciens a décidé de vous octroyer le titre de Chefs des Opérations.
Les deux jeunes gens s'entre-regardèrent, émus autant que surpris.
— Vous, Whilna, reprit le vieillard, dirigerez l'ensemble des sections industrielles. Quant à vous, Maïko, lauréat de l'Institut de Coordination Scientifique de Nergal, vous vous chargerez des divers centres de recherches.
Marnak sourit et, voyant qu'ils faisaient mine de protester, il leva la main :
— Vous êtes parfaitement qualifiés pour assumer avec honneur la tâche que nous vous confions. Durant ces derniers mois, sur Nergal, vous avez fait vos preuves... A ce moment-là, déjà, notre décision était prise.
Dans la grande salle réunissant tous les chefs de section éclatèrent de vifs applaudissements.
L'ingénieur en astronautique et l’astrophysicien en furent quittes pour prononcer une courte allocution destinée à remercier le Conseil des Anciens et leurs camarades des sections de recherches...
Leur gratitude alla tout particulièrement aux équipes techniques, aux atomisticiens qui achevaient le montage de l'usine atomique pilote ; une usine composée en fait de trois astronefs conçus pour être ensuite « raccordés » afin de devenir ainsi un centre de production opérationnel d'éléments radioactifs ; pour alimenter les génératrices énergétiques mais, aussi, en cas de besoin, pour fabriquer les charges des têtes nucléaires de missiles...
La nuit calme et paisible après la violence des précipitations atmosphériques, enveloppa l'Atlan-île. Le ciel, débarrassé des dernières nuées, montrait sa voûte sombre et scintillante d'étoiles.
Un immense écran avait été tendu entre deux spacionefs. Sur ce rectangle laiteux allait être projetée, devant les dix mille émigrés, la vision agrandie obtenue avec le télescope électronique braqué sur Yahoun.
Manœuvrant les multiples contacteurs et manettes d'un imposant tableau de commande, Maïko plongea le camp dans l'obscurité. Lorsque le dernier projecteur fut éteint, il s'installa à l'oculaire du télescope.
Sur l'écran spécial — tache opalescente suspendue dans la nuit — apparut la planète Ishtar, étincelante, avec des reflets brunâtres.
Flanquée de son interminable traînée lumineuse, la comète avait abandonné sa couleur écarlate et ressemblait maintenant à une boule d'or en fusion.
Tout en réglant ses appareils, Maïko parla dans un microphone. Les haut-parleurs diffusèrent sa voix :
— Dans trois minutes vingt-sept secondes exactement, le noyau cométaire passera à sa plus petite distance d'Ishtar. Voyez-vous, déjà, ces traits fulgurants qui illuminent l'atmosphère ishtarienne ? Et ces clignotements rouges à travers les nuées provoquées par les formidables perturbations météorologiques ? Ce sont les plaies profondes des cratères en feu que creusent dans leur chute d'énormes météorites.
La couronne de bolides entourant la tête de Yahoun venait de heurter l'astre.
Les vapeurs de sodium ionisé par les rayons du soleil (invisible sur cet hémisphère de Géona) coloraient la comète d'un beau jaune vif. Par réfraction, Ishtar prenait insensiblement cette teinte. Son disque jaunâtre se boursouflait, se craquelait, expulsait des geysers de matières en ignition.
Soudain, l'étincelle cosmique issue de Yahoun mordit la planète. Un hallucinant éclat violacé s'ensuivit. La foudre se tordit dans l'espace entre les deux astres, les faisant ressembler à de monstrueuses électrodes. Seulement, il ne s'agissait pas ici d'un éclateur à boules, d'un simple instrument de laboratoire électrophysique, mais d'un corps céleste agonisant sous les traits fulgurants d'un astre d'épouvante.
L'étincelle s'amincit, se résorba dans le noyau cométaire, rejaillit et frappa une fois encore le cadavre lapidé auréolé d'une couronne coraline avant de s'éteindre définitivement.
Dans la sérénité de l'espace insensible, les convulsions de la croûte ishtarienne prolongeaient leurs soubresauts.
La queue de la comète, semée de poudre d'or, s'épanouissait, grandiose et maudite, avant de disparaître au cœur de l'infini.
Les émigrés nergaliens, la gorge étreinte par l'émotion, contemplaient l'astre vagabond qui s'enfuyait à travers le vide intersidéral.
Lounha, le satellite de Géona, montait à l'horizon. Son disque d'une blancheur éclatante, troué par d'innombrables cratères, lézardé de failles grisâtres, demeurerait un éternel témoignage de l'effroyable cataclysme cosmique. Jusqu'à la fin des temps, les descendants des émigrés nergaliens conserveraient présent à leur mémoire le souvenir du Déluge Universel engendré par Yahoun.
L'écran s'éteignit, les projecteurs du camp se rallumèrent et la foule se dispersa. Les équipes de nuit reprirent leurs travaux. Ceux qui avaient accompli leur tâche journalière regagnèrent les bâtiments préfabriqués où les attendaient de confortables dortoirs pourvus de hamacs, retenus aux cloisons par des tendeurs réglables. L'ameublement, en moulages préfabriqués lui aussi, n'était qu'en partie assemblé.
Deux heures plus tard, le camp de base dormait d'un sommeil réparateur. Sur leurs chantiers assez éloignés, les équipes nocturnes poursuivaient leur labeur inlassable. Le bruit des machines se muait en un murmure étouffé. Les usines métallurgiques logées dans la caverne au flanc du premier gradin naturel faisaient entendre un peu plus nettement le martèlement de leurs mécanismes.
Dans le « box » isolé du dortoir où Whilna et Maïko avaient installé leur chambre provisoire, la jeune femme, réveillée depuis un moment et incapable de se rendormir, décida de se lever. Elle évita les gestes brusques pour ne point déranger son compagnon, parvint à soulever délicatement sa main qui reposait sur son Mont de Vénus et la reposa doucement sur le matelas pneumatique. Elle eut un sourire attendri en contemplant Maïko, nu comme elle, couché en chien de fusil.
La Nergalienne à peau cuivrée enfila un slip, s'enveloppa dans une cape et s'en alla flâner dans la nuit. Elle humait l'air chargé de senteurs odoriférantes venues de la forêt. Un faible souffle de vent tiède caressait son visage et faisait flotter autour d'elle les plis de sa cape aux reflets argentés.
Au passage, Whilna accorda un regard pensif aux fusées géantes qu'elle avait construites, là-bas, dans les formidables chantiers de la planète Nergal.
Sa promenade errante l'amena à la limite du camp de base qui, durant ces quatre semaines, s'était considérablement agrandi. A moins de cinq cents mètres, la ligne sombre de la forêt se dressait comme une barrière au milieu de la plaine.
La jeune fille s'approcha d'une touffe d'herbe haute entourant un arbuste et s'y assit, le dos appuyé contre le tronc qui plia légèrement sous son poids. Elle rabattit les pans de sa cape sur son corps de bronze et, rejetant la tête sur le côté, aspira longuement le parfum de la brise.
Elle sursauta au bruit d'une branchette rompue et tourna la tête, sur le quivive. C'est alors qu'une forme sombre se rua sur elle. Quelque chose fut appliqué sur sa bouche et lui ôta toute possibilité d'appeler à l'aide.
Maintenant, de chaque touffe herbeuse ceinturant les arbustes, surgissaient d'autres formes indistinctes qui l'empoignèrent fermement. Soulevée comme un simple fétu de paille, Whilna eut beau se débattre, se tordre, jouer des pieds et des ongles, plusieurs êtres, indiscernables dans l'obscurité de la nuit, la maintenaient solidement et l'entraînaient au cœur de la forêt encore inexplorée...
Quand Maïko s'éveilla, l'absence de Whilna à ses côtés ne l'inquiéta pas outre mesure. Matinale, elle avait dû déjà faire sa toilette et...
Son raisonnement tourna court : la tunique verte et le pantalon de sa compagne étaient là, mais plus son slip, déposé la veille — il s'en souvenait — sur le tabouret qui leur servait de table de nuit.
— Elle n'est tout de même pas sortie en culotte dès sept heures du matin !
Il fouilla leur petite penderie et nota que la cape transparente à reflets argentés, seule, manquait.
Il se rendit aussitôt au dortoir des Sept Anciens afin de leur signaler cette absence insolite. Les sirènes mugirent au moment où Marnak le reçut.
Renseigné, le Doyen accompagna le jeune astrophysicien Chef des Opérations jusqu'à l'astronef-leader servant de Q.G. Quelques instants plus tard, dans tout le camp de base, sur les chantiers et dans les usines, les haut-parleurs diffusèrent cet appel :
— Le Chef des Opérations Whilna est prié de rejoindre immédiatement le poste de commandement. Le Chef des Opérations Whilna est prié...
Pendant dix minutes, ce message fut répété sans arrêt.
Au bout d'une heure, malgré toutes les recherches effectuées sur l'ensemble du terrain, l'intéressée ne donna toujours pas signe de vie.
Atterrés, les Sept Anciens et Maïko durent se rendre à l'évidence : Whilna avait disparu !
Maïko envoya sur-le-champ vingt patrouilles du service de sécurité fouiller les environs. Il prit lui-même la tête d'une de ces patrouilles en armes. Chaque chef de groupe était muni d'un détecteur d'ondes biologiques humaines qui permettrait, sinon de retrouver Whilna, du moins de suivre sa trace. (La longueur d'onde respective des dix mille émigrés étant notée sur le fichier démographique, il était possible de savoir à quel type d'onde appartenait tel ou tel individu. L'appareil, bloqué sur cette longueur d'onde, entrait alors en action et signalait, sitôt repérée, toute émanation de cette fréquence).
Naturellement, les détecteurs furent un peu affolés durant la traversée du camp saturé de radiations diverses, mais bientôt, Maïko reçut un appel provenant de la patrouille 17 qui opérait en direction de la forêt. Lui et ses hommes la rejoignirent promptement.
Le chef de patrouille qui avait relevé la trace montra les cadrans de son détecteur. Le combinateur réglé sur le groupe d'ondes corporelles de Whilna clignotait. Une seconde aiguille marquait un chiffre indiquant avec une grande approximation l'heure à laquelle le lieu prospecté avait été traversé par le sujet recherché. Un compteur électronique déduisait ces informations de l'intensité du rayonnement.
L'astrophysicien, nerveux, jeta un regard circulaire. Autour d'un arbre, à quelques mètres devant lui, l'herbe haute était foulée, piétinée. De nombreuses traces furent relevées dans la terre humide à la base de l'herbe écrasée.
Maïko et les hommes du service de sécurité examinèrent ces empreintes. Ils hochèrent la tête, absolument sidérés.
— Des empreintes de pas ! s'exclama l'astrophysicien. Regardez celles-ci... Les pointes rectangulaires et les talons triangulaires ont laissé, en relief ou en creux, des dessins géométriques. Aucun Nergalien ne porte ce genre de semelles...
— Vous voulez insinuer que ce sont des... « Géoniens » qui...
— Je ne veux rien dire du tout ! pesta Maïko. Les « Géoniens » n'existent pas car Géona est présentement en pleine période évolutive. L'espèce intelligente n'y a pas encore fait son apparition.
— Alors, intervint Largha, le chef de patrouille qui avait découvert les traces, si les Géoniens n'existent pas et si des êtres intelligents caractérisés par la station droite ne peuplent pas cette planète, d'où viennent ces empreintes ?
— Je ne fais que constater un fait sans pouvoir l'interpréter, momentanément. Si Whilna a été enlevée par des êtres chaussés, cela prouve incontestablement qu'il y a sur Géona des créatures pensantes. Pourtant, leur existence est incompatible avec la faune primitive que nous avons récemment rencontrée. Mais en admettant la présence d'êtres à station droite et en les assimilant à l'espèce « pensante » — un bien grand mot pour ces « Géoniens » hypothétiques — nul doute qu'ils doivent s'apparenter davantage à l'animal qu'à l'homme. Il n'est pas rigoureusement impossible que nous découvrions un jour, perdus au cœur des jungles ou tapis dans des cavernes, des préhominiens, des créatures bestiales vivant exclusivement de la chasse ou de la cueillette. Toutefois, ces types-là ne sauraient porter des chaussures !
Largha, le chef de patrouille, fit remarquer :
— Nous-mêmes sommes bien des êtres pensants et pourtant, nous occupons un monde au stade évolutif inférieur.
— Cela n'est pas comparable, répliqua Maïko. Nous venons d'une planète évoluée et n'avons rien de commun avec les espèces conjecturales attribuées à Géona. Cette discussion ne nous mène nulle pan. Continuons plutôt nos recherches.
Guidés par le détecteur, ils pénétrèrent dans la forêt. Le pistolet électrocuteur au poing, les hommes s'enfoncèrent dans une sorte de trouée au milieu des lianes et des branchages fraîchement coupés, ce qui ne laissa pas de les intriguer.
Malgré ce passage, les ronces et les lianes retardaient leur progression. Les rayons du soleil n'arrivaient qu'imparfaitement à percer le plafond des grands arbres au feuillage touffu. Des cris d'oiseaux se mêlaient aux hurlements stridents des grands singes qui bondissaient de branche en branche. Dans les buissons et les taillis, mille bruissements dénotaient une vie grouillante.
Sous les pas des explorateurs, un serpent ou quelques petits mammifères s'enfuyaient parfois, plus étonnés qu'apeurés par ces êtres nouveaux qu'ils ne connaissaient pas.
Après une marche épuisante à travers une jungle inextricable, la patrouille déboucha dans une vaste clairière que le soleil éclairait à flots. Tous rabattirent sur leurs yeux éblouis les visières solaires vertes.
Au centre de la clairière, le détecteur cessa de fonctionner. Seul un voyant lumineux demeura éclairé. Les aiguilles des cadrans de contrôle reprirent leur point zéro. La trace de Whilna s'arrêtait ici, dans cette large éclaircie de la forêt.
Les hommes scrutèrent minutieusement le sol herbeux et ne tardèrent pas à découvrir, espacées de cinq mètres l'une de l'autre, de profondes empreintes circulaires qui s'enfonçaient dans la terre.
Un trou conique de cinquante centimètres de diamètre pénétrait dans le sol jusqu'à environ soixante-dix centimètres. Les deux autres présentaient les mêmes proportions. Au centre du triangle formé par ces trous, l'herbe était carbonisée.
Une stupeur sans borne altéra les traits de Maïko...
Bâillonnée, portée à bout de bras par des êtres dont elle ne pouvait qu'imparfaitement distinguer les formes, Whilna s'abandonna au désespoir. Elle aussi savait que la planète Géona n'entretenait selon toute vraisemblance aucune espèce pensante.
Avait-elle été enlevée par des singes évolués, des anthropoïdes qui la conduisaient vers leur tanière perdue dans la jungle ?
En s'enfonçant dans la forêt, elle se crut fondée à le croire. Mais, après une longue et pénible course à travers les lianes et les épines qui labouraient son corps dévêtu, elle s'aperçut qu'il n'en était rien. La cohorte des êtres qui la transportaient s'arrêta dans une clairière faiblement éclairée par Lounha. Au milieu de l'espace découvert se dressait une masse ovoïde brillante, reposant sur trois puissants vérins hydrauliques.
Remise debout et poussée sans ménagements, Whilna douta de ses sens en voyant cet engin pointé vers le ciel.
— Un aéronef... ou un véhicule spatial, pensa-t-elle non sans effroi.
Une poigne solide la contraignit à escalader une échelle métallique fixée sur l'appareil ovoïde. Hésitante, Whilna grimpa le long d'un sas et émergea dans une vaste cabine métallique circulaire : un poste de pilotage, à en juger par les diverses commandes qui tapissaient un pupitre mural d'une lueur vive.
Eblouie, elle dut fermer ses yeux habitués à l'obscurité de la forêt. Quand elle les rouvrit, un cri s'échappa de ses lèvres.
Au nombre de quatre, ses ravisseurs étaient des humains à peau noire, luisante, comme nul Nergalien n'en avait jamais vu ! Ils étaient vêtus d'une sorte de short blanc et portaient à leur ceinture un pistolet à canon long. Des bracelets de métal argenté enserraient leurs énormes biceps. Leurs pieds, larges, aux orteils écartés, étaient chaussés de sandales à bouts carrés.
Les yeux de ces « hommes » noirs s'enfonçaient dans de profondes orbites. Le blanc de l'œil tranchait nettement sur la noirceur brunâtre de la peau. Leurs arcades sourcilières proéminentes, leurs grosses lèvres lippues et leur rude visage luisant ajoutaient à leur aspect déroutant. Des cheveux noirs crépus et coupés court accentuaient la forme dolychocéphale de leur crâne.
Les quatre hommes noirs s'entretenaient dans leur langue gutturale à inflexions rauques, d'un débit très rapide. Whilna, évidemment, ne saisit pas un traître mot de ce colloque. Néanmoins, aux coups d'œil et mouvements de tête de ses ravisseurs, elle comprit qu'ils parlaient d'elle.
Le plus grand des quatre, qui dépassait vraisemblablement deux mètres de haut, s'assit devant le tableau de bord et abaissa une manette nickelée. Ses trois acolytes empoignèrent la captive et la forcèrent à s'asseoir sur un siège métallique remarquablement souple.
Le véhicule vibra pendant un moment, résonna d'un grondement extérieur puis s'éleva lentement à la verticale tandis que son train d'atterrissage tripode s'escamotait dans le corps de l'appareil.
Horriblement inquiète, la jeune fille rouge vit par un hublot s'enfuir la forêt. Rapidement, sa vue engloba l'Atlan-île tout entière. La forme à peu près triangulaire du continent s'effaça progressivement... L'engin avait donc grimpé à une vitesse ascensionnelle si rapide qu'en quelques secondes l'île, qui mesurait pourtant plus de mille kilomètres de côté, fût visible dans sa totalité.
Un système anti-g avait mis les voyageurs à l'abri des dangereux effets d'une telle accélération. Whilna dût reconnaître que ces hommes noirs possédaient une incontestable maîtrise technique, incompatible en apparence avec les caractéristiques fondamentales de l'ère géologique présente. Les hypothèses et les suppositions les plus fantaisistes assaillirent son esprit torturé.
Après deux heures de croisière au-dessus des contrées géoniennes inexplorées, l'aéronef abandonna le survol de la mer pour obliquer vers un vaste continent oblong. Sur cet hémisphère, le soleil dardait ses rayons éclatants.
Démunie de visière protectrice, Whilna dut cligner des yeux en regardant par le hublot.
L'aéronef s'était considérablement rapproché du sol. A la limite d'une immense étendue sablonneuse et rougeâtre commençait une savane. Là, de grands troupeaux d'animaux aux formes bizarres s'enfuyaient, alarmés par cet « oiseau » singulier qui descendait du ciel en grondant. D'étranges créatures au long cou surmonté d'une petite tête, au pelage roux tacheté de brun, couraient maladroitement en balançant leur corps dégingandé. D'autres espèces, tels ces quadrupèdes à la robe hachurée de bandes noires et jaunes, détalaient à une allure folle.
A travers les hautes herbes, d'autres bêtes sauvages plus petites, graciles et élancées, bondissaient avec agilité.
A moins de cent mètres de la savane, l'appareil obliqua de nouveau vers le Sud. Il survola une jungle épaisse et piqua droit sur un plateau situé au pied d'un escarpement rocheux bordé de tous côtés par une végétation équatoriale. Entre deux aiguilles de roc nu et érodé, une cataracte majestueuse descendait, mugissante, pour venir tomber en bouillonnant dans un grand lac. De ce lac s'écoulait lentement une rivière. Elle dévalait la pente inclinée, suivait un lit de rocailles puis, pénétrant dans la forêt, elle s'y agrandissait en un fleuve au cours tumultueux.
Au milieu du plateau, sur les rives du lac, Whilna vit une cinquantaine d'appareils ovoïdes du type astronef, plus gros que celui qui l'amenait.
Une grande tente circulaire dont le mât central s'ornait d'un étendard triangulaire écarlate portant un disque jaune en son centre, était entourée d'une multitude de tentes plus petites. De toutes parts, près des astronefs, dans le campement, sur la rive sud du lac et même jusqu'au pied de la cataracte, régnait un désordre indescriptible de caisses métalliques, de poutres brillantes et de machines variées encore enveloppées de copeaux en matière plastique.
Au bruit que fit l'aéronef ovoïde en mettant en marche ses tuyères de décélération, tous les occupants du village de tentes accoururent. L'engin atterrit.
Suivie de près par ses ravisseurs, Whilna sortit du sas et, arrivée au sol, elle lâcha les montants de l'échelle métallique.
Avec l'intention bien arrêtée d'afficher un mépris hautain en face de ses ennemis inconnus, elle se retourna mais perdit aussitôt contenance...
Un spectacle surprenant la stupéfia !